s'évader de l'enfance

John Holt
Payot - 1976

Ce livre a pour sujet les jeunes et la place qu’ils occupent, ou plutôt n’occupent pas, dans la société actuelle. Nous traiterons donc de l’institution qu’est actuellement l’enfance, des attitudes, coutumes et lois qui définissent et situent les enfants dans la vie moderne et qui, dans une large mesure, déterminent la forme prise par leur existence et la façon dont nous, leurs aînés, les traitons. Nous parlerons également des nombreuses raisons que j’ai d’estimer qu’être enfant, à notre époque, est une triste situation, du moins pour la plupart d’entre eux, et des moyens grâce auxquels je crois possible de remédier à cet état de fait. Pendant longtemps, il ne me serait pas venu à l’idée de remettre cette institution en question. Ce n’est que depuis quelques années que je commence à me demander si la jeunesse ne pourrait pas bénéficier d’un genre de vie différent et peut-être meilleur. Actuellement j’en viens à me dire que le fait d’être un « enfant », soumis à une dépendance absolue, et d’être considéré par les plus âgés comme un mélange d’animal encombrant et coûteux, d’esclave et de super-jouet, que cette situation dis-je, fait plus de mal que de bien à la plupart des jeunes.
Je propose de la remplacer par une situation où les droits, privilèges, devoirs et responsabilités des adultes seraient accessibles à tout enfant ou adolescent qui souhaiterait en faire usage. Ces droits comprendraient entre autre : 
1. Le droit d’être traité par la loi sans discrimination, autrement dit de ne pas être traité plus mal, dans une situation donnée, que le serait un adulte. 
2. Le droit de vote et celui de prendre part à la vie politique dans sa totalité. 
3. Le droit d’être juridiquement responsable de sa vie et de ses actes.
4. Le droit de travailler et de disposer de ses biens.
5. Le droit d’avoir une vie privée.
6. Le droit à l’indépendance et à la responsabilité financière, autrement dit celui de posséder, acheter et vendre des biens, d’emprunter de l’argent, de faire crédit, de signer des contrats, etc. 
7. Le droit de faire les études que l’on entend et comme on l’entend. 
8. Le droit de voyager, de vivre en dehors de sa famille, de choisir et d’installer son cadre de vie. 
9. Le droit de recevoir de l’Etat tout revenu minimum qu’il garantit aux citoyens adultes. 
10. Le droit d’entrer, sur simple consentement mutuel, dans des rapports de type familial avec d’autres personnes que ses parents, autrement dit le droit de rechercher et de choisir des tuteurs parmi des tiers, afin de devenir dépendant d’eux sur le plan juridique. 
11. D’une façon générale, le droit de faire ce que n’importe quel adulte a légalement le droit de faire.
Il n’est jamais facile de remplacer des idées et des coutumes anciennes par des nouvelles. Quelqu’un a dit de sa grand-mère que toutes les fois qu’elle entendait énoncer une idée nouvelle, elle réagissait en disant soit « c’est idiot », soit « je le savais déjà ». Les choses que nous savons et croyons font partie de nous-mêmes. Nous avons le sentiment de les avoir toujours sues. Presque tout le reste, donc tout ce qui n’entre pas dans le cadre de notre savoir ou de notre model mental de la réalité, risque de nous paraître étrange, barbare, inquiétant, dangereux et impossible. L’homme défend ce à quoi il est habitué, même quand cela lui nuit. Pas question d’être optimiste, par conséquent, au sujet des chances de réaliser les transformations que je propose dans ce livre. Nul ne peut dire comment les choses tourneront. La seule chose que je puisse dire, c’est que si nous voulons créer un monde où l’homme puisse non seulement vivre, mais aussi être heureux, et où le seul fait de vivre le rende plus sage, plus responsable et plus efficace, il y a plusieurs choses que, dans ce cas, nous devons apprendre à faire de façon radicalement inédite.

Ceux de nos lecteurs qui resteront sceptiques au sujet de ces transformations objecteront sans doute : « Et même en admettant que les transformations que vous proposez aient pour conséquence une société meilleure, pouvez-vous prouver qu’elle le restera ? Ces transformations ne créeront-elles pas de nouveaux maux ? » La réponse est : oui, assurément. Aucune situation n’est définitivement idéale. Tôt ou tard, les remèdes entraînent des maux inédits. Le plus et le mieux que nous puissions faire, c’est tenter de modifier ce que nous savons être mauvais actuellement, et nous attaquer aux nouveaux maux à mesure qu’ils se manifesteront. Certes, nous devrons, à l’avenir, utiliser dans toute la mesure du possible ce que nous aurons appris dans le passé. Mais bien que l’expérience puisse nous apprendre beaucoup, nous ne pouvons pas tout savoir. Peut-être pouvons-nous prévoir quelques-uns des problèmes qui se poseront, au cours de l’avenir que nous créerons, peut-être même pourrons-nous résoudre d’avance certains d’entre eux, mais il y en aura qui nous prendront par surprise.

Comme beaucoup d’autres, je croyais autrefois que l’homme accédait à la vérité par la discussion, le débat : ce d’aucuns appellent le « dialogue ». Il s’agit là d’une sorte de jugement par le combat. Chacun installe en quelque sorte son argument sur un cheval de bataille et lance l’animal, bride abattue, contre l’argument adverse. Celui qui a réussi à désarçonner son adversaire est proclamé vainqueur, et l’autre n’a plus qu’à dire : « Vous avez gagné, donc vous aviez raison. » Mais le temps et l’expérience ont montré que l’homme n’est ni transformé ni vaincu parce qu’on lui à démontré que ses idées étaient insensées, illogiques ou contradictoires. Or, du monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être, j’ai une vision à partager avec quiconque est prêt à s’y intéresser. Je ne puis imposer à l’esprit de personne cette conception du monde, puisque chacun doit se constituer un modèle personnel de la réalité. Mais peut-être la lumière que j’espère jeter sur l’expérience humaine pourra-t-elle aider certains à voir les choses un peu différemment et à acquérir une conception du monde toujours personnelle, mais néanmoins nouvelle.

[…]
En un certain sens, l’enfance n’est pas une institution, mais tout simplement une réalité de la vie humaine. A notre naissance, nous ne survivons que si d’autres prennent soin de nous, nous alimentent, nous tiennent au chaud et au propre, et s’ils écartent de nous tout danger. A cet égard, nous sommes semblables aux autres animaux. Mais, contrairement à la plupart d’entre eux, nous ne mettons pas quelques mois, mais des années, à sortir de cette dépendance absolue. Telle est la réalité de l’enfance, une réalité aussi vieille que l’humanité. En revanche, il est tout aussi vrai qu’à mesure que nous grandissons, nous devenons constamment plus capables de prendre soin de nous-mêmes.
[…]
Représentons-nous la vie humaine comme une sorte de courbe ; elle commence à la naissance, monte jusqu’à plusieurs maxima de réussite physique, intellectuelle et sociale, se poursuit un moment en forme de plateau, puis descend doucement vers la vieillesse et la mort. Pour chacun de nous, cette courbe affecte une forme différente. Parfois, elle est brutalement interrompue par la mort. Mais il reste que, pour chaque être humain, cette courbe forme un tout sans solution de continuité. Bien entendu, elle comporte une évolution constante ; dans une certaine mesure, nous sommes chaque jour différents de ce que nous étions la veille. Mais cette évolution est continue, sans arrêts ni coupures. Nous ne sommes pas ces insectes qui, brusquement, cessent d’être un animal donné pour en devenir un autre, tout différent. C’est ici que l’enfant cesse d’'être un fait pour devenir une institution. Telle que nous la connaissons, l’enfance a coupé en deux parties cette courbe de vie qui constituait un tout ; la première est désormais appelée « enfance » et la seconde « âge adulte » ou « maturité ». C’est cette dichotomie infligée à l’existence humaine qui nous a amenés à croire que les personnes qui se trouvent des deux côtés de cette véritable barrière, les « enfants » et les « adultes », étaient totalement différentes les unes des autres.
[…]
Beaucoup de ceux qui croient à l’enfance-institution, telle que nous la connaissons actuellement, la considèrent comme une sorte de jardin bien clôt, dans lequel les enfants, étant petits et faibles, sont gardés de la brutalité du monde extérieur jusqu’au moment où ils sont assez forts et intelligents pour y résister. Du reste, il y a des enfants qui partagent, eux aussi, cette conception de l’enfance. Je ne veux ni détruire leur jardin, ni les en chasser. S’ils s’y plaisent, il faut le leur laisser à tout prix. Mais je crois que la plupart des jeunes, et à un âge de plus en plus précoce, ressentent l’enfance non pas comme un jardin, mais comme une prison. Ce que je souhaite faire, c’est pratiquer une ou plusieurs portes dans le mur de ce jardin afin que ceux qui ne le trouvent plus protecteur ou utile, mais plutôt étroit et humiliant, puissent en sortir et, provisoirement, tenter de vivre plus au large. Mais, s’ils constatent qu’ils ont été trop ambitieux, ils pourront toujours revenir dans le jardin. Ne devrions-nous du reste pas tous avoir un jardin clôt où nous réfugier, quand le besoin s’en ferait sentir ? Je n’ai pas dit que l’enfance était mauvaise pour tous les enfants et de façon constante. Mais qu’il y a beaucoup d’enfants pour lesquels l’enfance heureuse, protégée et innocente est un mythe. Tandis que pour beaucoup d’autres, même si elle n’est pas mauvaise en soi, elle dure beaucoup trop longtemps, et il n’existe aucune façon progressive, raisonnable et indolore de s’en échapper.
[…]
Beaucoup d’enfants mènent une vie apparemment normale, dans des familles apparemment normales. Mais si leur enfance est, dans une certaine mesure, exempte de dangers, il s’en faut de beaucoup qu’elle soit heureuse, protégée ou innocente. Il se peut, au contraire, qu’ils soient exploités, brimés, humiliés et maltraités de diverses façons par leurs familles. Mais même dans les familles de ce genre, la vie ne serait ni si douloureuse, ni si catastrophique pour les jeunes, s’ils pouvaient, de temps en temps, s’éloigner un moment de leurs parents ou de leurs frères et sœurs se comportant comme rivaux. Pour beaucoup d’enfants, l’enfance est heureuse et même idéale, mais malheureusement elle se prolonge trop. Je connais quantité de familles où les enfants, après avoir vécu des années en bonne intelligence avec leurs parents, se sont mis brusquement à les trouver insupportables, et réciproquement ! Plus leur vie avait été heureuse jusque-là, plus cette découverte était pénible pour les parents, et sans doute aussi pour le ou les enfants. « Nous nous entendions si bien ! » « Il était si heureux ! » « Je me demande ce qui lui est arrivé. » « Nous avons certainement commis une erreur, mais laquelle ? » Souvent j’entends un jeune dire, généralement peu avant ou après ses 20 ans : « J’aime bien mes parents, nous nous sommes toujours très bien entendu, mais actuellement ils veulent que je fasse ceci ou cela qui ne me dit rien, et je voudrais faire autre chose, qui leur déplaît. Je me sens coupable et ne sais plus ce qu’il convient de décider. Je ne voudrais pas leur faire de peine, mais il faut que je vive ma propre vie. » Souvent, la fin de l’enfance est particulièrement pénible pour ceux dont l’enfance a été particulièrement heureuse. Bref, l’enfance dure trop longtemps, et il se trouve rarement une façon raisonnable et progressive de passer de cette forme de vie à une existence différente, à des rapports nouveaux avec les parents. Quand un enfant ne trouve aucun moyen de dénouer les liens qui l’attachent à eux, la seule solution est pour lui de les faire sauter. Et plus ces liens sont forts, plus l’effort requis doit être violent et désespéré. Il peut en résulter des rancœurs et des souffrances terribles, quasi insupportables. C’est comme si, ne voyant aucun autre moyen de quitter le nid, l’oisillon se trouvait contraint de le faire sauter. Dans une station de métro de Boston, j’ai vu un jour une affiche annonçant : « Personne ne s’enfuit jamais d’un foyer heureux. » Ce qu’elle ne disait pas, c’est que les foyers les plus heureux donnent précisément aux enfants la confiance, la curiosité et l’énergie qui font qu’un jour, ils souhaitent mettre leurs forces et leur intelligence à l’épreuve dans un milieu plus vaste. Et si on ne les laisse pas faire, c’est alors que le malheur commencera.
[…]
Tout en constituant, nous l’avons vu, un fardeau et une gêne, les enfants et l’enfance-institution ne sont pas sans avoir une grande utilité. Certes, il n’est plus question que les enfants déchargent leur famille d’une bonne partie de son travail, ni contribuent à son revenu. Mais, pendant quelques années en tous cas, ils apportent aux adultes quelque chose que la plupart d’entre eux ont grand besoin d’avoir : quelqu’un à diriger, à « aider », à « aimer ». Depuis que les hommes se sont constitués en sociétés où certains tyrannisent les autres (depuis fort longtemps par conséquent), les enfants remplissent cette fonction essentielle. Quelle que soit son infériorité sociale ou sa misère économique, tout adulte qui a des enfants possède au moins quelqu’un qu’il peut tyranniser, menacer et punir. Même chez les esclaves, nul n’était si pauvre qu’il ne pût posséder ces quelques esclaves-là. De nos jours, la plupart des hommes dits libres ayant des sentiments d’esclaves, trouvent très agréable de posséder leurs propres esclaves de fabrication maison. Beaucoup de nos contemporains ne pourraient s’en passer. L’autre jour, j’ai assisté dans le métro, à un mini-drame qui s’est déroulé bien souvent sous mes yeux au cours de ma vie. Un homme monta dans mon wagon, accompagné de son fils d’une huitaine d’années. Il y avait beaucoup de place, mais l’adulte préféra rester debout. Il souhaitait cependant que le garçonnet s’assît. Sans le regarder, ni même tourner la tête dans sa direction, le visage et la voix demeurant totalement inexpressifs, il dit, sur un ton neutre et de façon tout juste audible : « assieds-toi ! » Il accompagna cet ordre d’un petit geste de la main montrant les siège, le genre de geste que l’on pourrait faire à l’adresse d’un chien – encore que j’aie très rarement entendu des gens parler à leur chien sur le ton que cet homme avait pris pour parler à son fils. Le petit garçon s’assit aussitôt ; dans la voix et le geste de son père, la menace de colère et de violence n’aurait échappé à personne. A un moment ou à un autre, la plupart des jeunes se rendent compte que, le plus souvent, leurs parents leur parlent comme ils n’oseraient jamais parler à n’importe qui d’autre au monde. Bien entendu, nous nous justifions en disant, comme à propos de toutes les formes de pouvoir que nous exerçons à leur endroit, que nous avons en vue leur intérêt, que nous ne faisons cela que parce que nous les aimons ; tout le monde connaît le type de père qui, avant de battre son enfant, lui dit : « cela me fera plus mal qu’à toi », ce qui est sans doute l’un des mensonges les plus anciens de l’histoire. Une amie m’a raconté avoir vu à la télévision un sketch humoristique dénonçant la façon dont tant de parents traitent leurs enfants mais n’oseraient jamais traiter d’autres adultes. Des gens ont invité un autre couple à souper ; ils disent à leurs invités des choses telles que : « Laisse ma chaise s’il te plaît ; je travaille dur toute la journée et, quand je rentre à la maison, je ne peux même pas avoir ma chaise préférée ! » ou : « Combien de fois devrais-je te dire de laver tes sales pattes avant de passer à table ? », et toutes sortes d’amabilités de ce genre, à la stupéfaction de leurs interlocuteurs.
C’est ainsi que le foyer familial, si souvent défini comme le lieu où l’on a enfin le droit d’être plus humain que n’importe où ailleurs, est bien souvent le lieu où, envers les enfants du moins, nous pouvons être plus brutaux, plus cruels et méprisants que nous ne le serions n’importe où ailleurs. Ce prétendu refuge des jeunes est en fait l’endroit où ils sont le plus en danger, où ils risquent des ennuis plus fréquents et plus graves qu’en n’importe quel autre, et cela face à des personnes dont le soutien serait essentiel pour eux.